Ensemble Enteos
Ecouter la version chantée Interprétation : Ensemble Entheos Composition : Pierre Cléreau - (1515-1569) - Diffusé par DEEZER - |
Pierre de Ronsard - (1524-1585)
Je ne veux plus que chanter ma tristesse
Je ne veux plus que chanter ma tristesse:
Car autrement chanter je ne pourrois,
Veu que je suis absent de ma maistresse ;
Si je chantois autrement je mourrois.
Pour ne mourir il faut donc que je chante
En chants piteux ma plaintive langueur,
Pour le départ de ma maistresse absente,
Qui de mon sein m’a desrobé le coeur.
Desja l’esté et Ceres la blétiere,
Ayant le front orné de son present,
Ont ramené la moisson nourriciere
Depuis le temps que mort je suis absent,
De ses beaux yeux, dont la lumiere belle
Seule pourroit guerison me donner,
Et, si j’estois là bas en la nacelle,
Me pourroit faire au monde retourner.
Mais ma raison est si bien corrompue
Par une fausse et vaine illusion,
Que nuict et jour je la porte en la veue,
Et sans la voir j’en ay la vision.
Comme celuy qui contemple les nues,
Pense aviser mille formes là-sus,
D’hommes, d’oiseaux, de Chimeres cornues,
Et ne voit rien, car ses yeux sont deceus.
Et comme cil qui, d’une haleine forte,
En haute mer, à puissance de bras
Tire la rame, il l’imagine torte,
Rompue en l’eau, toutesfois ne l’est pas,
Ainsi je voy d’une veue trompée
Celle qui m’a tout le sens depravé,
Qui, par les yeux dedans l’ame frapée,
M’a vivement son pourtrait engravé.
Et soit que j’erre au plus haut des montagnes
Ou dans un bois, loin de gens et de bruit,
Ou dans les prés, ou parmy les campaignes,
Toujours à l’oeil ce beau pourtrait me suit.
Si j’aperçoy quelque champ qui blondoye
D’espics frisez au travers des sillons,
Je pense voir ses beaux cheveux de soye,
Refrisottés en mille crespillons.
Si j’aperçoi quelque table carrée
D’ivoire ou jaspe aplani proprement,
Je pense veoir la voûte mesurée
De son beau front égallé pleinement.
Si le croissant au premier mois j’avise,
Je pense voir son sourcil ressemblant
A l’arc d’un Turc qui la sagette a mise
Dedans la coche, et menace le blanc.
Quand à mes yeux les estoilles drillantes
Viennent la nuict en temps calme s’offrir,
Je pense voir ses prunelles ardantes,
Que je ne puis ny fuire ny souffrir.
Quand j’apperçoy la rose sur l’espine,
Je pense voir de ses lèvres le teint ;
Mais la beauté de l’une au soir decline,
L’autre beauté jamais ne se desteint.
Quand j’apperçoy les fleurs dans une prée
S’espanouir au lever du soleil,
Je pense voir de sa face pourprée
Et de son sein le beau lustre vermeil.
Si j’apperçoy quelque chesne sauvage,
Qui jusqu’au ciel éleve ses rameaux,
Je pense en luy contempler son corsage,
Ses pieds, sa grève, et ses coudes jumeaux.
Si j’enten bruire une fontaine claire,
Je pense ouyr sa voix dessus le bord,
Qui, se plaignant de ma triste misere,
M’appelle à soy pour me donner confort.
Voilà comment, pour estre fantastique,
En cent façons ses beautez j’apperçoy,
Et m’esjouy d’estre melancholique,
Pour recevoir tant de formes en moy.
Aimer vrayment est une maladie ;
Les medecins la sçavent bien juger,
En la nommant fureur de fantaisie,
Qui ne se peut par herbes soulager.
J’aimerois mieux la fièvre dans mes veines,
Ou quelque peste, ou quelque autre douleur,
Que de souffrir tant d’amoureuses peines,
Qui sans tuer nous consomment le coeur.
Or-va, Chanson, dans le sein de Marie,
Qui me fait vivre en penible soucy,
Pour l’asseurer que ce n’est tromperie
Des visions que je raconte icy.