Ecouter sur DEEZER Interprétation : Monique Morelli Composition : Lino Leonardi |
Jehan-Rictus (1867-1933)
Le revenant
Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie
À douète... à gauche et sans savoir
Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,
Je m’ dis : Tout d’ même, si qu’y r’viendrait !
L’Agneau sans tache, l’ Bâtard de l’ Ange ?
C’lui qui pus tard s’ fit accrocher
À trente-trois berges, en pleine jeunesse
C'lui qui gavait pus d’ cinq mille hommes
N’avec trois pains et sept poissons.
Eh ben ! moi... hier, j’ l’ai rencontré
Après menuit, au coin d’eun’ rue,
Incognito comme les passants
Des tifs d’argent dans sa perrugue
Bonsoir... te v’là ? Comment, c’est toi ?
Tu m’épates... t’es sorti d’ta Croix ?
Ben... ça fait rien, va, malgré l’foid,
Malgré que j’soye sans domicile,
J’suis content d’faire ta connaissance
L’rouquin au coeur pus grand qu’la Vie !
L'homme bleu qui marchait sur la mer
L’mec qu’était gobé par les femmes
(Au point qu’ c’en était scandaleux),
L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves
Eul’ l’charpentier toujours en grève,
L’artisse, le meneur, l’anarcho,
L’gas qu’a porté su’ sa dorsale
Eune aut’ croix qu’la Légion d’Honneur !
Ah ! comme t’es pâle... ah ! comme t’es blanc,
Sais-tu qu’ t’as l’air d’un Revenant,
Ou d’un clair de lune en tournée ?
T’ es maigre et t’ es dégingandé,
Tu d’vais êt’ comme ça en Judée
Au temps où tu t’proclamais Roi !
À présent t’ es comme en farine.
Tu dois t’en aller d’ la poitrine
Ou ben... c’est elle qui s’en va d’ toi !
Oh ! oui t’es là, t’ouvre tes bras blancs
Avoue-le va... t’ es impuissant,
Tu protèges avec l’même sang-froid
L’sommeil des Bons et des Crapules.
Et quand on perd quéqu’un qu’on aime,
Tu décores, mais tu consoles pas.
T’es l’Étendard des sans-courage,
T’es l’Albatros du Grand Naufrage,
T’es le Goëland du Malheur !
Quiens ! ôt’-toi d’ là et prends ta course,
Débin’, cavale ou tu vas voir,
En v’là assez... j’ m’en vas t’ saigner.
J’ai soupé, moi, des Résignés
J’ai mon blot des Idéalisses !
(Oh ! v’là qu’tu pleures, et des vraies larmes !
Tout va s’écrouler, nom de Dieu !)
Eh l’Homme à la puissance divine !
Eh l'fils de Dieu ! fais un miracle !
Et Jésus-Christ s’en est allé
Sans un mot qui pût m’ consoler,
Avec eun’ gueule si retournée
Et des mirettes si désolées
Que j’ m’en souviendrai tout’ ma vie.
Et à c’moment-là, le jour vint
Et j’m’aperçus que l’Homme Divin..
C’était moi, que j’m’étais collé
D’vant l’miroitant d’un marchand d’vins !
C'qu'on perd son temps à s’engueuler...